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Quand Georges Simenon écrivait sur le fort Boyard

L'Enigme

Le secret du fort Bayard

Nous n’avons pas assisté au plus terrible de l’aventure, G.7 et moi. Et pourtant, elle reste pour moi le plus poignant des cauchemars, et la plus sinistre des prisons me semble un endroit riant, à côté du fort Bayard.

C’est en face de La Rochelle, dans l’Océan. Deux grandes îles, Ré et Oléron, s’étirent parallèlement à la côte, bouclant ainsi une rade magnifique, qui faut jadis un point stratégique important. Napoléon, entre autres, y a semé des forts qui se dressent encore au milieu des flots et dont le plus célèbre est le fort Bayard.

Au centre de la rade enfin, à un mille, à peine de Bayard, est plantée l’île d’Aix, sur laquelle une centaine d’habitants vivement de la pêche et surtout des huitres.

Le décor est âpre, même à la belle saison. En novembre, il est sinistre, car l’Océan enfle la voix et le gens de l’île d’Aix restent parfois des semaines sans communication avec la côte.

Lorsque nous arrivâmes, l’effervescence provoquée par l’affaire n’était pas apaisée, mais le plus dur était passé.

Nous débarquâmes dans l’île d’Aix un midi brumeux, et dans les maisons, les lampes à pétrole étaient allumées, si bien qu’on eût pu se croire au crépuscule.

G.7 se fait désigner la demeure de Geroge, le seul pêcheur de l’île possédant un petit cotre, avec lequel il faisait chalut.

Et nous trouvâmes chez lui, devant le feu, entouré de sa femme et de trois enfants, un homme de quarante ans, grand, fort, rude d’aspect, mais d’un calme déroutant.

La rumeur publique l’accusait, pourtant, et d’un crime odieux ! Il me semble que la femme avait les yeux comme éteints, que les gosses eux-mêmes étaient écrasés par l’atmosophère de suspicion qui pesait sur la maison.

Il y eu peu de paroles échangées.

 - Voulez-vous nous conduire au fort ?

Georges ne tressaillit pas.

 - Maintenant ?

 - Maintenant, oui !

G.7 montra sa médaille. L’homme se leva, décrocha un ciré qu’il jeta sur ses épaules, troqua ses sabots contre des bottes. Il regarda un instant nos vêtements de ville, puis haussa les épaules comme pour dire :

 - Tant pis !

Un quant d’heure plus tard, sur le pont du cotre où nous devions nous raccrocher aux haubans, nous tanguions sans répit, les yeux rivés aux murailles noires du fort Bayard qui se dessinaient peu à peu dans la brume.

A la barre, Georges ne desserrait pas les dents et j’étais presque angoissé par le calme qu’il y avait dans les prunelles bleues de cet homme.

Huit jours plus tôt, un yacht qui croisait dans les parages s’était amarré à l’échelle de fer qui subsiste encore sur un des murs du fort Bayard.

L’endroit est mauvais, semé de roches. Les pêcheurs n’y vont qu’en cas de nécessité.

Les murailles, au surplus, menacent ruine, et bien qu’une étroite ouverture permettre de pénétrer dans ce qui reste du fort, nul n’a jamais la curiosité d’y entrer, par crainte de recevoir sur la tête une des pierres qui se détachent parfois.

Les occupants du yacht, étrangers à la région, n’eurent pas la même prudence, et c’est ainsi qu’ils firent la monstrueuse découverte.

Un être vivait dans le fort ! Un être humain ! Une femme !

Il faut avoir vu les lieux pour se rendre compte de ce que représentent ces mots.

Maintes fois on s’est apitoyé dans les journaux sur le sort des gardions de phares, isolés dans l’Océan. Mais du moins, les phares sont-ils habitables ! Du moins des hommes y viennent-ils parfois !

Au fort Bayard, le vent s’engouffle par cent ouvertures. La pluie tranverse un toit dont il ne reste que quelques poutres.

La femme ne portait aucun vêtement et son premier mouvement fut de fuir quand elle vit des étrangers.

Et tandis que maintenant, nous voguions vers ce qui avait été sa prison, elle était dans une maison de santé, à La Rochelle, entourée de médecins.

Elle avait dix-huit ans. Une jeune fille.

Mais quelle jeune fille ! Ne connaissant rien du langage humain ! Lançant autour d’elle des regards anxieux d’animal traqué ! Se jetant avec voracité sur la nourriture ?

Je l’ai dit en commençant : nous arrivions alors que l’affaire était presque terminée.

La photographie de la jeune fille avait paru dans tous les journaux.

Et déjà, d’Amsterdam, un homme était arrivé, qui l’avait reconnue, qui avait mis un nom sur ce visage énigmatique : Clara Van Gindertael.

 - Voulez-vous saisir l’échelle…

Georges se cramponnait à la barre. Nous étions arrivés au fort, contre lequel le ressac menaçait de brise notre bateau..

G.7 saisit un échelon de fer, y passa une amarre.

Et ce fut la visite des lieux. Comment dire ? Une Prison ? Même pas ! Les prisons ont un toit !

Quatre vieilles murailles. Des pierres éboulées. Des herbes marines. Des détritus de toutes sortes.

J’imaginais la fille blottie dans quelque coin…

J’essayais d’imaginer l’homme qui lui apportait régulièrement de la nourriture et machinalement je me tournais vers George, qui restait comme étranger à ce qui nous entourait.

Quand les propriétaires du yatch avaient découvert Clara Van Gindertael, il y avait auprès d’elle des provisions qui ne dataient pas d’un mois.

La rumeur publique accusait le pêcheur, car on se souvenait que, malgré les dangers de ces parages, il était le seul à trainer son chalut autour du fort.

Je scrutais ses traits. Je me demandais s’il était possible que cet homme que j’avais vu un peu plus tôt au milieu de ses enfants, fût venu là, depuis treize ains, apporter de mois en mois des vivres à un être humain.

Trainze ans ! Clara avait alors cinq ans ! L’âge des enfants de Georges !

C’était odieux ! Je souffrais. J’avais hâte d’être loin de ce fort maudit.

Déjà le pêcheur avait été interrogé par les magistrats. Et ses réponses n’avaient apporté aucune lumière :

 - Je ne sais rien ! Je n’ai jamais vu celle dont vous parlez ! Je pêchais autour du fort, mais je ne mettais pas les pieds dans celui-ci…

Il achevait ses dépositions par une question qui n’était pas sans embarrasser les enquêteurs.

 - Où aurais-je été chercher cette fillette ?

Le fait est qu’elle n’avait pas été enlevée à Paris, où Georges n’était jamais allé. G.7 m’avait montré une vieille coupure de journal qui relatait ce rapt.

« Un enlèvement mystérieux a eu lieu hier dans un hôtel de l’avenue Friedland. Depuis quelques jours, un Hollandais, M. Pieter Claessens, occupait dans cet hôtel, au premier étage, un appartement qu’il partageait avec sa nièce, Clara Van Gindertael, âgée de cinq ans, dont il est le tuteur, car l’enfant est orpheline.

Le Valet de chambre prenait soin de l’enfant.

Hier donc, comme M. Claessens était sorti, ce domestique descendit aux cuisines où il resta une heure environ, laissant l’enfant seule dans l’appartement. Quand il revint, elle avait disparu.

Le signalement de la fillette est le suivant : assez grande pour son âge, mince, blonde, yeux bleus, portant une robe de soie blanche, des chaussettes blanches et des chaussures de vernis noir.

La police a ouvert une enquête. »

Pieter Claessens était arrivé à La Rochelle trois jours après la découverte de celle qui n’était à ce moment, selon l’expression des journaux, que l’inconnue du fort Bayard.

Il avait lu le récit de l’étrange découverte des yatchmen dans les journaux. Ceux-ci avaient publié une photographie de la jeune fille.

Il avait signalé en outre qu’elle portait au poignet gauche la cicatrice d’une brûlure ancienne.

C’est ce qui servit surtout au tuteur pour identifier la jeune fille qui déclara que la brûlure avait été occasionnée, quand l’enfant n’avait que quatre ans, par l’explosion d’un réchaud à l’alcool.

L’affaire en était là. Et on imagine sans peine les questions multiples qui se posaient.

Qui avait enlevé Clara Van Gindertael treize ans plus tôt ?

Pourquoi l’avait-on amenée au fort Bayard ?

Qui lui avait apporté régulièrement de la nourriture ?

Quels intérêts s’agitaient derrière ce drame hallucinant ?

La principale intéressée, la victime, ne pouvait rien dire. De l’aveu des médecins, plusieurs années seraient nécessaires pour faire d’elle un être normal, et certains spécialistes doutaient même du succès.

Des reporters s’étaient abattus sur le fort Bayard. Des photographies des lieux avaient paru dans les quotidiens.

Les hypothèses les plus invraissenblables étaient émises.

Enfin, on s’étonnait surtout de voir Georges en liberté. Je savais, moi, que c’était sur la demande expresse de G.7, qui avait télégraphié de Paris à La Rochelle, dès qu’il avait eu vent de l’affaire.

Quelle était son opinion ? Et pourquoi notre première démarche était-elle pour visiter le fort, alors qu’il m’eût semblé plus logique de voir d’abord la victime elle-même, d’autant plus que nous avions dû passer par La Rochelle ?

Je n’en sais rien.

G.7 était aussi calme que le marin.

Et les deux hommes n’étaient pas sans avoir certains points de ressemblance. Ils étaient l’un comme l’autre avares de paroles. Ils avaient les mêmes prunelles claires, et la même stature puissante.

Est-ce que leur silence, à l’un comme à l’autre, était un défi ?

J’étais mal à l’aise. J’errais maladroitement dans ce carré entouré de murs où mes pieds glissaient sur des algues. Et les boîtes à conserve vides avaient ici une signification autrement sinistre qu’ailleurs !

Il y en avait un monceau.

L’obscurité commençait déjà à nous entourer, alors qu’il n’était pas trois heures. Nous entendions les heurts de la coque du bateau contre la muraille, à chaque lame.

G.7, lui, allait et venait à pas lents, tête basse.

 - Il y a combien de temps que vous êtes marié ? questionna-t-il soudain en se tournant vers Georges.

Celui-ci tressaillit, répondit vivement :

 - Dix-huit ans…

 - Vous… vous aimez votre femme ?...

Je vis s’agiter la pomme d’Adam du pêcheur, qui fut quelques instants sans pouvoir parler. Enfin, je distinguai dans un sourd murmure :

 - … et les petits…

 - Allons, conclut G.7 d’une façon inattendue en se dirigeant vers la seule brèche par laquelle nous pouvions accéder au cotre.

Et il me prit le bras. Il me souffla, tandis que Georges hissait les voiles :

 - L’affaire ne fait que commencer !

La suite de son discourt, je l’entendis par bribes, dans la tempête qui se levait, tandis que je gardais les yeux rivés sur Georges, immobile à l’arrière, roidi par son ciré, la barre entre les jambes, l’attention concentrée sur le gonflement de la voile.

Georges SIM

 

 

Découvrez le scan original de l'article sur le site criminocorpus.org.

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Publication : samedi 18 septembre 2021
Écrit par Thomas Mayrand

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